Suivi long terme chevreuils

Contexte général et objectifs

En France, les populations de grands mammifères herbivores ou omnivores vivant à l’état sauvage sont confrontées aux changements globaux comme la dégradation des habitats, le changement climatique ou encore la pression anthropique représentée par l’empreinte humaine sur les écosystèmes, les collisions, et l’exploitation par la chasse. Tour à tour espèces clés de voûte, espèces parapluie, ou espèces porte-drapeaux dans le fonctionnement de l’écosystème forestier, ces grands mammifères ont aussi une forte valeur patrimoniale et interagissent fortement avec les activités humaines. Afin de mieux conserver et gérer leurs populations, il est primordial de développer des projets de recherches à la croisée de l’écologie et de la biologie évolutive. Ainsi, le LBBE pilote des programmes de recherche intégratifs sur les espèces de grands mammifères chassables, en collaboration étroite avec la Direction de la Recherche et de l’Appui Scientifique de l'Office Français de la Biodiversité (OFB). Les travaux menés se focalisent en particulier sur la dynamique de leurs populations, leur éco-épidémiologie ainsi que leur éco-physiologie

Dans ce cadre, deux populations de chevreuils (Capreolus capreolus), celle de la Réserve Biologique Intégrale de Chizé (Deux-Sèvres) et celle du Territoire d'Études et d’Expérimentations de Trois-Fontaines (Marne) sont étudiées depuis plus de 45 ans, permettant ainsi de disposer de données exceptionnelles, tant au plan du nombre que de la complétude, sur la démographie, la génétique, la physiologie, le comportement et l’épidémiologie de cette espèce. L’étude comparative de ces deux populations exposées à des conditions environnementales contrastées, permet d’étudier le rôle de l'environnement sur les processus éco-évolutifs et éco-épidémiologiques.

Le chevreuil est en Europe le plus petit des cervidés et le grand mammifère herbivore le plus abondant. De par sa petite taille, il se distingue facilement du cerf beaucoup plus grand et massif. Les mâles se différencient des femelles par la présence de bois (jusqu’à 30 cm de haut) qui chutent en automne et repoussent au cours de l’hiver. En absence de bois, l’observation de la tâche blanche (miroir) de l’arrière train permet de les distinguer : le miroir est en forme de haricot chez le mâle et en forme de cœur chez la femelle. La longévité maximale des mâles est de 14 ans, celle des femelles est de 17 ans. Sur nos sites d’études, les mâles adultes pèsent entre 17 et 36 Kg, alors que les femelles adultes pèsent entre 14 et 32 Kg.

Le chevreuil est principalement forestier mais peut visiter des milieux très variés. Surtout nocturne et crépusculaire, il peut néanmoins être observé à toute heure de la journée s’il n’est pas dérangé. Herbivore, ruminant et cueilleur, il se nourrit préférentiellement de bourgeons, de feuilles et de fruits issus de végétaux ligneux et semi-ligneux, mais il peut également se nourrir de végétaux non ligneux dans les prairies et cultures agricoles.

De mi-juillet à mi-août, c’est la période du rut. Les mâles (brocards) vont tenter de se reproduire avec un maximum de femelles (chevrettes). Néanmoins, l’embryon ne s’implantera que plus tard dans l’utérus, on parle de diapause embryonnaire. La gestation en tant que telle dure 5 mois ce qui permet à la chevrette de donner naissance au printemps à deux faons (le plus souvent) ou à 1 faon (les portées de 3 faons sont très rares). L’âge de première reproduction est de 3 ans pour les mâles et de 2 ans pour les femelles.

Les brocards sont solitaires et territoriaux tandis que les chevrettes vivent avec leurs jeunes de l’année. Les mâles marquent leur territoire par le biais de secrétions odorantes et de comportements de marquage olfactif : « frottis » effectués sur des jeunes arbres et « grattis » sur le sol. En automne et en hiver, les chevreuils deviennent plus grégaires.

Chevrette :V dans le territoire d’étude de Trois-Fontaines © Jean-Paul Monchablon

Les chevreuils sont suivis sur deux sites d’étude, aux caractéristiques pédologiques et climatiques contrastées, et où les populations sont encloses et faiblement chassées :

Sites d'études

- la Réserve Biologique Intégrale de Chizé (Deux-Sèvres), 2614 hectares. Le climat de Chizé est océanique avec des influences méditerranéennes et présente des hivers doux et des étés chauds et secs. Les sols sont peu profonds, calcaires et peu fertiles. Trois habitats de qualité contrastée ont été identifiés : chênaie-charmaie, érablaie de Montpellier-chênaie, et hêtraie. La productivité de l'ensemble de la forêt est assez faible (moyenne de 3,77 m3 de bois produit/ha/an). La densité de population de chevreuils a varié entre ind/100ha.

 

Forêt de la Réserve biologique intégrale de Chizé © Gaspard Dussert

 

- le Territoire d'Études et d’Expérimentations de Trois-Fontaines (Marne), 1360 hectares. Le climat de Trois Fontaines est continental avec des hivers relativement froids et des étés plus chauds mais généralement plus humides. La composition de la forêt est plus homogène. La productivité de la forêt est plus forte (moyenne de 5,92 m3 de bois produit/ha/an) et la densité de population de chevreuils a varié entre ind/100ha.

Forêt domaniale de Trois Fontaines ©François Debias

Quelques chiffres

Les suivis ont été mis en place il y a presque 50 ans, en 1975 à Trois-Fontaines et en 1977 à Chizé. Ils font partie des suivis de populations de mammifères sauvages les plus longs et les plus complets au monde. Chaque année, entre 150 et 250 animaux sont capturés sur chaque site. Depuis le début du suivi, >700 individus d’âge connu ont été marqués et suivis dans chacune des populations de Trois Fontaines et Chizé.

Suivis réalisés sur le terrain

Les individus sont suivis par capture-marquage-recapture (CMR), ce qui permet d’estimer les paramètres démographiques (survie et fécondité), de croissance et de mouvement au sein de la population de chevreuils et d’analyser les causes de leur variabilité (âge, sexe, caractères phénotypiques et génétiques individuels, climat, densité de population, qualité de l'habitat, etc…). Des prélèvements sont nécessaires pour étudier la génétique et évaluer le statut physiologique, immunitaire et parasitaire des animaux. De plus, l’un des objectifs du projet étant d’estimer la survie des jeunes individus, les chevreuils sont capturés à deux périodes distinctes dans l’année : au printemps au moment de leur naissance (faons nouveau-nés) et pendant l’hiver lorsqu’ils sont âgés de 7 à 9 mois (chevrillards). En plus des captures, des protocoles de suivi d’abondance (IK pédestre et IK voiture) et d’impact sur la végétation au printemps, et un suivi du succès reproducteur des femelles à l’automne sont effectués. Le suivi de populations de chevreuils par CMR se déroule donc en plusieurs étapes.

1- Captures hivernales (décembre-début mars) 

Les captures se déroulent sur 10 à 12 journées tous les ans entre décembre et mars. Les chevreuils sont capturés par panneautage (filets verticaux), méthode classiquement utilisée pour capturer des ongulés en milieu forestier. Tous les animaux sont marqués à l’aide de boucles auriculaires et d’un transpondeur sous-cutané. Les animaux d’âge connu sont aussi équipés d’un collier, portant une plaque réfléchissante marquée d'un symbole lisible de loin et de nuit au phare à la jumelle. Pour les femelles faisant l’objet d’un suivi individuel du succès reproducteur à l’automne, d’une recherche de faons et d’une détermination de la date de mise-bas au printemps, un émetteur VHF ou un GPS est fixé sur le collier, permettant de localiser l’animal par télémétrie (VHF) ou par satellite (GPS). Les femelles et mâles suivis pour l’utilisation de l’habitat sont équipés de colliers GPS qui enregistrent les localisations à intervalles réguliers. Les individus capturés sont tous sexés, pesés, et l'extrémité des membres postérieurs (du tarse aux onglons) et les bois sont mesurés. Les femelles sont échographiées afin d’évaluer leur statut reproducteur. Un examen clinique permet d’évaluer l’état général de l’animal. La présence de parasites externes est notée et certains sont prélevés pour des études parasitologiques. Plusieurs prélèvements sont également réalisés : prélèvements sanguins afin de doser différents marqueurs physiologiques, en particulier des marqueurs de la sénescence comme par exemple la longueurs des télomères mais également de nombreux paramètres du système immunitaire (ex : , anticorps) ; prélèvements de poils pour mesurer les concentrations en hormones, polluants et minéraux/vitamines ; prélèvements de fécès pour évaluer la charge parasitaire de l'animal, la qualité de sa nourriture et le niveau de stress au cours des dernières 24 heures.

 

Capture hivernale par panneautage en forêt de Trois Fontaines ©François Debias
Marquage, mesures et prélèvements sur les chevreuils ©François Debias
Mesure des bois des brocards ©François Debias
Prélèvement de fèces ©François Debias
2-Recherche et marquage de faons nouveau-nés au printemps (fin avril-début juin) 

Pour avoir accès aux informations cruciales concernant la phase juvénile des chevreuils, une recherche des faons nouveau-nés est organisée chaque année depuis 1985. Les faons sont marqués, sexés, et mesurés, et leur âge est estimé en fonction de leur comportement et des caractéristiques du cordon ombilical et des sabots. La pose d’un piège photographique permet d’identifier la mère lorsqu’elle retourne chercher son faon.

 

Recherche systématique de faons ©François Debias
Faon dans le territoire d’étude de Trois-Fontaines ©Paul Revelli
3-Succès reproducteur des femelles à l’automne (octobre-novembre) 

L’estimation du succès reproducteur des femelles a lieu à l’automne, après la phase critique de mortalité estivale des faons. Des tournées en voiture de nuit au phare permet d’identifier le statut de nombreuses femelles marquées avec des colliers. De plus, depuis 1996, des chevrettes sont équipées de colliers VHF ou GPS (posés lors des captures hivernales) et sont suivies par télémétrie en octobre-décembre (lorsque le lien mère-jeunes est bien constitué) afin d’observer si elles sont suitées et si oui, de combien de faons.

 

4 - Captures estivales (décembre-début mars) 

Depuis 2023, et à Trois-Fontaines uniquement, des captures estivales se déroulent sur une douzaine de journées entre la mi-juin et la mi-juillet. Ces captures, qui ne concernent que les brocards, ont pour objectif de quantifier l’allocation des mâles à la compétition sexuelle au cours de la vie et permettent de collecter des données sur le profil chimique des secrétions odorantes (collectées au sein de différents glandes), sur la qualité (ex : vélocité, motilité) et la quantité du sperme et sur la morphologie des bois (via une reconstruction en 3D des trophées).

Mesure des bois des brocards ©François Debias
Relâcher des chevreuils ©François Debias

 

 Sénescence de la masse corporelle chez les chevreuils

Les preuves que la masse corporelle des adultes diminue progressivement avec l'âge s'accumulent dans les populations de mammifères. L’âge de début de la sénescence de la masse corporelle peut dépendre de la vitesse de croissance pour obtenir une taille adulte mais aussi des tactiques de reproduction spécifiques au sexe et des conditions environnementales. Nos recherches ont notamment permis de souligner une différence dans la sénescence de masse entre mâles et femelles et entre nos deux sites d’études : Chizé et Trois Fontaines. La sénescence de la masse corporelle est plus précoce chez les mâles que chez les femelles ainsi que chez les individus ayant montré une croissance plus rapide dans leur première année de développement.

Relations entre l'âge et la masse corporelle des chevreuils adultes de deux populations : (A) Chizé et (B) Trois-Fontaines.

 

Pour en savoir plus : Douhard, F., Gaillard, J. M., Pellerin, M., Jacob, L., & Lemaître, J. F. (2017). The cost of growing large: Costs of post‐weaning growth on body mass senescence in a wild mammal. Oikos, 126(9), 1329-1338.

Démographie et changement climatique

Le suivi détaillé des trajectoires individuelles d’histoire de vie nous a permis d’estimer de façon fiable les moyennes et les variances des paramètres démographiques déterminant le taux de croissance de population pendant plusieurs décennies. Ces informations rares nous ont permis de mesurer l’impact démographique de l’arrivée de plus en plus précoce du printemps au cours des années de suivi. Nos analyses démographiques ont conduit à mettre en évidence le rôle-clé de la survie juvénile dans le fonctionnement des populations de chevreuils. Malgré un impact démographique potentiel plus faible que celui de la survie adulte, la variation de survie juvénile s’est avérée le paramètre démographique déterminant pour expliquer à la fois la variation observée du taux de croissance au cours du temps dans chacune des deux périodes (i.e. printemps normal vs. précoce) et la diminution du taux de croissance annuel de population entre périodes avec printemps normal et avec printemps précoce.

 

Pour en savoir plus : Gaillard, JM., Hewison, AJM., Klein, F., Plard, F., Douhard, M., Davison, R. & Bonenfant, C. 2013. How does climate change influence demographic processes of widespread species? Lessons from the comparative analysis of contrasted populations of roe deer. Ecology Letters 16:48-57.

Date de naissance, phénologie de la végétation et performance démographiques

Dans cette étude, nous avons analysé l'influence du changement climatique sur la phénologie des mises bas des femelles et les conséquences pour la démographie de la population et la condition physique des individus. Notre étude montre une incapacité des femelles de cette espèce à modifier les dates de parturition en réponse aux changements climatiques, entraînant ainsi une diminution de la survie des faons et conduisant donc à un coût important en termes de fitness pour les femelles.

Variation temporelle de la température au printemps (A), de la date de floraison dans les vignobles de la région Champagne (B), la durée moyenne du décalage entre la date de floraison et la date médiane de mise bas (C), et la fitness moyenne des femelles (D) dans la population de chevreuils de Trois Fontaines, France, de 1985 à 2011.

Pour en savoir plus : Plard F, Gaillard J-M, Coulson T, Hewison AJM, Delorme D, et al. (2014) Mismatch Between Birth Date and Vegetation Phenology Slows the Demography of Roe Deer. PLoS Biol 12(4): e1001828. doi:10.1371/journal.pbio.1001828

La méthylation de l'ADN comme outil d'exploration du vieillissement dans les populations de chevreuils sauvages

Les horloges épigénétique constituent des nouveaux outils - basés sur la quantification du niveau de méthylation de l'ADN à certains site du génome pour comprendre aussi bien l’évolution de la sénescence que ses mécanismes. Dans cette étude pilote, nous avons exploré la relation entre l'âge chronologique et les niveaux de méthylation de l'ADN par l’intermédiaire d’une horloge visant à estimer l’âge chronologique des individus (Universal pan-mammalian Clock). Une très forte relation entre l’âge épigénétique et l’âge chronologique chez le chevreuil a été documentée, offrant ainsi un précieux outil pour estimer, avec une grande précision, l’âge des individus dont on ne connait pas l’année de naissance.

Relation entre l’âge épigénétique et l’âge chronologique chez les chevreuils de deux populations : Chizé (en bleu) et Trois Fontaines (en rouge).

Pour en savoir plus : Lemaître, J. F., Rey, B., Gaillard, J. M., Régis, C., Gilot‐Fromont, E., Débias, F., ... & Horvath, S. (2022). DNA methylation as a tool to explore ageing in wild roe deer populations. Molecular ecology resources, 22(3), 1002-1015.

Ciblant une espèce « ingénieure des écosystèmes » qui est actuellement l’espèce de grand mammifère la plus abondante et l’une des plus intensivement chassée en France (avec près de 500 000 individus tirés chaque année) et dans toute l’Europe, ces suivis apportent les connaissances nécessaires à une gestion plus raisonnée du chevreuil. Cette gestion permettra de limiter les conflits avec les activités humaines tels que l’augmentation des collisions automobiles, la prévalence de la maladie de Lyme, ou les dégâts à la régénération forestière.

A ce jour, les données collectées sur le programme chevreuil ont permis la publications de plus de 80 articles scientifiques (liste complète disponible prochainement).

Ces recherches sont menées en étroite collaboration avec l’Office Français de la Biodiversité (OFB) https://www.ofb.gouv.fr/, en particulier Maryline Pellerin, Stéphane Chabot, Sonia Said et Hervé Bidault.  Les différentes opérations de terrain détaillées ci-dessus reposent égéalement sur l’implication et l’enthousiasme de centaines de bénévoles.